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Le dernier duel

enluminure montrant deux chevaliers au combat

Le château de Carrouges que l’on visite aujourd’hui est, dans les années 1380, celui de Jean IV de Carrouges et Marguerite de Thibouville. Ces deux Normands vont marquer malgré eux les chroniques et la mémoire de leurs contemporains en devenant les protagonistes d’une histoire sanglante : celle du dernier duel judiciaire de France. Si vous n’avez pas vu le film de Ridley Scott avec Matt Damon, Adam Driver et Jodie Comer : attention spoiler !

La dame de Carrouges

Marguerite de Thibouville

A tout seigneur, tout honneur : cette histoire est d’abord celle d’une femme. Marguerite est issue d’une vieille famille normande, les Thibouville.

Elle a pour elle son éducation et sa beauté que vantent les sources médiévales, sa jeunesse, promesse d’un mariage fécond, et la fortune de sa famille.

Elle a contre elle la réputation de son père Robert, au bord du déshonneur pour avoir par deux fois trahi le roi de France en s’alliant aux Anglais, dans cette Normandie qui fut si longtemps aux mains de ces derniers.

dame dans une charette
Seul portrait subsistant de Marguerite de Carrouges, détail d’une page enluminée représentant le duel Carrouges-Le Gris, Jean de Wavrin, Recueil des croniques et anciennes istoires de la Grant Bretaigne, c.1470-1480, Courtesy British Library, Royal 14 E. IV, f.267v

© British Library

Une châtelaine comme les autres

Marguerite épouse en 1380 Jean IV de Carrouges. Cet écuyer qui a le double de son âge a perdu sa première épouse et son fils et cherche à se remarier pour faire perdurer le nom de sa lignée.

Tandis qu’une guerre appelée à durer plus de 100 ans fait rage depuis 1337, la famille de Carrouges, au contraire des Thibouville, est restée fidèle au roi de France.

De leur château édifié une vingtaine d’années auparavant et d’où Jean s’absente régulièrement pour guerroyer, Marguerite est la maîtresse. Comme de nombreuses femmes de la noblesse de cette époque, c’est elle qui fait tourner l’économie de ce domaine à la forte rente.

chateau en brique avec ses mâchicoulis
Le donjon du Château de Carrouges reconnaissable à ses mâchicoulis de défense sous la toiture

© Caroline Rose / Centre des monuments nationaux

Le Rouge et le Gris

Le guerrier et le courtisan

Alors qu’il sert avec zèle en campagne le roi de France et son seigneur le comte du Perche, Jean voit au fil des années monter pourtant la faveur d’un homme nouveau : Jacques Le Gris.

Lettré, issu d’une famille modeste mais ambitieuse, plus habitué aux couloirs du palais d’Argentan qu’aux champs de bataille, Le Gris acquiert une place de favori à la cour du nouveau comte du Perche, Pierre d’Alençon.

hommes attablés autour de leur seigneur
Le premier volume de Lancelot du lac nouvellement imprimé à Paris, vers 1494

© Bibliothèque Mazarine, Inc 1286, https://bibnum.institutdefrance.fr/ark:/61562/mz1743

Un ami qui vous veut du bien ?

Jacques Le Gris était l’ami de Jean de Carrouges qui en avait fait le parrain de son défunt fils. Mais la concurrence s’installe progressivement entre eux, sur fond de terres convoitées, de procès et de titres perdus…

La crise s’aggrave en 1382 lorsque le comte Pierre refuse à Jean la capitainerie de Bellême alors que ses ancêtres en avaient toujours assumé la charge. Un vrai camouflet !

Pendant ce temps, Le Gris continue de s’enrichir, parfois sur le dos de son ancien ami : il obtient du comte Pierre la terre d’Aunou-Le-Faucon, à l’origine dans la dot de Marguerite…

Le premier volume de Lancelot du lac nouvellement imprimé à Paris, vers 1494

© Bibliothèque Mazarine, Inc 1286, https://bibnum.institutdefrance.fr/ark:/61562/mz1743

Jacques et Jean se réconcilient pourtant en 1384, devant toute la bonne société réunie à la Ferté Macé. C’est là que Le Gris, dont la réputation de libertin n’est plus à faire, rencontre Marguerite.

La dame de Carrouges devient-elle alors un enjeu de plus dans cette rivalité ? Nous sommes deux ans avant le drame…

Comme un signe de l’inévitable confrontation à venir entre deux hommes aux destins contraires, les familles des deux écuyers arborent des armoiries identiques, mais aux couleurs inversées : champ d’argent barré d’une bande écarlate pour Le Gris, champ écarlate barré d’une bande d’argent pour Carrouges. 

hommes et femmes devisant au cours d'un banquet
Jean de Wavrin, Recueil des croniques et anciennes istoires de la Grant Bretaigne, c.1470-1480, Courtesy British Library, Royal ms 14 E.iv f299r

© British Library

Le crime des crimes

De la ruine...

En janvier 1386, tout bascule.

Jean est rentré depuis peu d’Ecosse, anobli du titre de chevalier mais ruiné par cette énième campagne désastreuse contre l’Angleterre. A la recherche de liquidités, il doit partir à nouveau pour aller montrer patte blanche à la cour et récupérer sa solde.

Peut-être pense-t-il aussi redorer son blason en faisant valoir devant ses pairs ce nouveau titre de chevalier, chèrement gagner au service du roi, et qui compense ses sérieux revers à la cour d’Argentan.

homme à cheval quittant sa dame
Le premier volume de Lancelot du lac nouvellement imprimé à Paris, vers 1494

© Bibliothèque Mazarine, Inc 1286, https://bibnum.institutdefrance.fr/ark:/61562/mz1743

... au déshonneur !

Pendant ce temps, Marguerite réside chez sa belle-mère à Capomesnil. Mais Nicole de Carrouges doit elle aussi s’absenter. Et Marguerite, restée seule, reçoit une visite imprévue : celle de Jacques Le Gris.

Au retour de son mari, elle ne tarde guère à se confier et à expliquer par quelle ruse Jacques Le Gris, aidé d’un complice, a profité de l’absence de la maisonnée pour commettre « le crime des crimes » : le viol d’une dame de la noblesse.

Le viol de Marguerite de Carrouges.

Pour la noblesse médiévale, le viol d’une dame est d’abord une affaire d’honneur et, avant tout, de l’honneur de son époux dont elle est considérée comme la propriété… Jean ne va donc pas hésiter à accuser Jacques Le Gris, cet homme qui lui a déjà tant pris, et à réclamer réparation.

une femme à la jupe relevée est traînée par les cheveux par un homme
Détail d’une page enluminée d’un manuscrit du Roman de la rose de Guillaume de Lloris et Jean de Meung, vers 1475, Oxford, Bodleian Library, ms. Douce 195, fol. 66v

© Bodleian Libraries, University of Oxford

Le jugement de Dieu

L'appel au roi

Dans cette affaire, Jean et Marguerite ont tout contre eux : la réputation de la famille Thibouville, la défaveur de Jean à la cour du comte Pierre et, bien sûr, la rivalité entre Jean et l’accusé qui est de notoriété publique.

Le comte Pierre, qui doit trancher la querelle entre ses deux vassaux, se range sans surprise du côté de son favori. L’affaire est donc portée en appel devant la juridiction du roi de France Charles VI.

Jean est reçu à la cour qui se tient au Château de Vincennes. Selon le droit français, un noble qui en appelait au roi avait le droit de provoquer en duel son adversaire. Il ne s’agit pas d’un duel d’honneur, mais bien judicaire : l’issu du combat tranchera la querelle et fera éclater la vérité : celui qui est épargné disait vrai, celui qui succombe avait menti et est damné.

C’est le judicium dei, le jugement de Dieu !

un roi sur son trône tenant un sceptre semble devoir départagé deux vassaux
Jean de Wavrin, Recueil des croniques et anciennes istoires de la Grant Bretaigne, c.1470-1480, Courtesy British Library, Royal ms 15 E.IV f014r

© British Library

Une surprenante décision

En 1386, cela fait bien longtemps que le duel judiciaire est quasiment de l’histoire ancienne. Depuis Saint Louis la justice s'est modernisée : on enquête. Le duel est désormais restreint au seul cas du viol, et uniquement si aucune cour de justice n’est arrivée à rendre un verdict.

Quand le Parlement de Paris  l’accorde à Jean de Carrouges, c’est donc un événement !

D’autant que Jean, qui est plus vieux que Jacques le Gris et affaibli par des années de combat, joue gros : il risque sa vie, son âme, son honneur mais aussi la vie de Marguerite et donc la lignée des Carrouges. Car si son époux perd le combat, Marguerite sera reconnue comme ayant menti et finira brûlée vive.

deux chevaliers en armure joutent avec leur lance devant des spectateurs
Jean de Wavrin, Recueil des croniques et anciennes istoires de la Grant Bretaigne, c.1470-1480, Courtesy British Library, Royal ms 15 E.IV f293v

© British Library

29 décembre 1386 : une date pour l'histoire

C’est par un matin froid d’hiver que les deux rivaux devenus ennemis se retrouvent sur le champ clos du monastère de Saint-Martin-Des-Champs à Paris, qui, pour l’occasion, réunit les foules.

Alors que le combat se déroulait mal pour Jean de Carrouges, la fortune se retourne : Jean finit par mettre à terre Jacques Le Gris qui peine à se relever dans sa lourde armure. Et c’est ainsi que Carrouges acheva Le Gris en même temps que sa vengeance, d’un coup de dague dans la gorge.

C’était la dernière fois qu’un duel judiciaire avait lieu.

carrouges tient la tete de legris dans sa main devant le roi
Page enluminée représentant le duel Carrouges-Le Gris, Jean de Wavrin, Recueil des croniques et anciennes istoires de la Grant Bretaigne, c.1470-1480, Courtesy British Library, Royal 14 E. IV, f.267v

© British Library


Cette histoire qui marqua les femmes et les hommes de la fin du XIVe siècle a inspiré de nombreux auteurs : de Jean Froissart, un contemporain de Jean, Marguerite et Jacques qui relate cet événement dans ses Chroniques de France, à Ridley Scott qui lui consacra une de ses épopées cinématographiques en 2021, en passant par Diderot pour son Encyclopédie (qui y voit une preuve de la barbarie du Moyen Âge) ou Alexandre Dumas qui écrivit La dame de Carrouges, un roman dédié à Marguerite et désormais disparu.

L’ouvrage de référence est aujourd’hui l’enquête du chercheur états-unien Eric Jager, publiée en français aux éditions Flammarion et en vente dans la librairie-boutique du Château de Carrouges.

épilogue

Jean, nommé chambellan royal, reçut une pension du roi ainsi qu’un dédommagement financier de la part du Parlement. Parti en croisade en 1396 avec le célèbre amiral Jean de Vienne, il participa au siège de Nicopolis et à la bataille contre le sultan ottoman Bajazet. C’est là que se perd la trace de Jean IV de Carrouges, probablement mort aux côtés de Jean de Vienne sans que son corps ne soit jamais retrouvé.

Marguerite lui survécut plus de 20 ans, gérant efficacement leurs fiefs prospères avec son fils Robert, né peu de temps avant le dernier duel. La lignée des Carrouges s’éteindra avec Jeanne, la fille de Robert.

Et Jacques Le Gris ? Sa dépouille confiée au bourreau après le duel fut pendue en dehors de Paris, au grand gibet de Montfaucon, attendant que le temps et les charognards fassent leur œuvre.

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